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ANARS AVEC CELINE
Il ne faut pas oublier ses autres amis qui se
répartissaient très largement dans l'éventail des idées et dont
certains, à l'occasion, partageaient ses neuvaines bretonnes. Des
journalistes du Canard Enchaîné à ceux de l'Equipe, de
Colette à Kléber Haedens, d'Albert Vidalie à Paul Guimard et de René
Fallet jusqu'à Louis-Ferdinand Céline.
***
P.A. :
Etiez-vous un pèlerin de Meudon ?
A.B. : Tous les dimanches, j'allais voir Céline avec
Marcel Aymé et Roger Nimier : c'était merveilleux et
épouvantable. Pas le droit de boire, de fumer, de
manger. On y allait quand même. Céline était superbe
mais pas très marrant et plutôt mal habillé.
La première fois, il m'a dit : " Blondin, je t'admire... " Je suis
devenu rouge de honte. " car tes livres sont si
légers que quand ils me tombent des mains, ils ne me
font pas mal aux pieds. "
Nimier lui a fait avoir de l'argent de Gallimard. Puis il s'st mis en tête
de lui faire avoir le prix Nobel. Il a eu plus de mal
avec les Suédois qu'avec Gaston.
P.A. : De quoi parliez-vous avec Céline ?
A.B. : De tout.
De l'actualité. Il n'aimait pas écrire. Il aurait
préféré être un grand médecin. Il écrivait trois mille
pages pour en garder quatre cents et il les accrochait
sur des ficelles avec des pinces à linge. Dans ce
siècle, il y a Proust, Céline et Marcel Aymé.
P.A. : Vous
l'avez revu Hemingway ?
A.B. : Non,
mais pendant le Tour de France, en 1961, voilà qu'on
apprend la nouvelle de sa mort. Alors je lui consacre ma
chronique quotidienne de l'Equipe au lieu de l'étape du
Tarn. Le lendemain, Nimier m'appelle : " Petit con !
Hemingway c'est bien, mais Céline c'est mieux " Il
venait de mourir lui aussi. Alors le lendemain, j'ai
fait un papier sur Céline à la place de je ne sais plus
qu'elle étape.
(Pierre Assouline, Antoine
Blondin, pèlerin de Meudon, 16 juillet 2016)
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« Aux douaniers italiens, nous avons dû déclarer,
aujourd'hui, qu'il nous manquait quelqu'un. La mort
de Céline ne frappe pas ses lointains confrères, elle
bouleverse ses lecteurs, son prochain.»
Un véritable abandon
Si le Tour de France n'était qu'une
course cycliste, ce qui ne se vérifie que par
intermittence depuis quelques jours, nous prendrions sur
nous de parler de la transhumance qui ramène nos cordées
de ramoneurs savoyards à quelques centimètres au-dessus
du niveau de la baigneuse. Quand une sorte de courant
électrique (d'où le nom de coureurs) sillonne les
jetées-promenades, on éprouve en général un profond
soulagement à voir surgir de l'eau des visages de
sirènes prolongés par des queues de peloton, à renouer
avec la muraille ruisselante d'un public dont le nombril
attentif s'écarquille au passage de rescapés noirauds
descendus d'une autre planète, à prendre sa part dans la
tornade qui introduit la panique aux terrasses des
salons de thé et relègue en bas de plage les éphèbes
sculptés dans du pain d'épices.
Si le Tour n'était que cette compétition ravageuse, en forme de violation
de domicile, qui plie la coutume à sa loi, nous
remettrions à plus tard, à la nuit tombante, le moment
de méditer sur cette évidence, déplacée en ces lieux
bruissants de colloques d'oiseaux et de refrains
d'adolescents, que Louis-Ferdinand Céline ne nous dira
plus rien des choses de la vie.
Mais le Tour est aussi un voyage. Quand
l'état de siège s'y relâche, l'état d'âme reprend ses
droits. Les tristes nouvelles du siècle nous
parviennent. Nos chagrins passent les frontières. Aux
douaniers italiens, nous avons dû déclarer, aujourd'hui,
qu'il nous manquait quelqu'un. La mort de Céline ne
frappe pas ses lointains confrères, elle bouleverse ses
lecteurs, son prochain. Par un retour étrange, c'est
nous qui avons l'impression de partir avant la fin et
qu'on dépouille notre sensibilité. Nous sommes rendus à
un mal, qui n'est pas celui du siècle, mais le mal de
tous les siècles, et notre écho s'est tu, notre
bréviaire s'est fermé. Il va falloir descendre en
nous-mêmes pour entendre le chant que nous ne savons pas
chanter.
Céline s'est éteint à Meudon, sur la route des Gardes,
au milieu de cette côte, qui est à la fois le calvaire
et le paradis des cyclistes. Mais je crois qu'ils
s'ignoraient mutuellement. Il avait possédé jadis, quand
il était le médecin des pauvres, une monstrueuse
motocyclette à laquelle il tenait beaucoup. Ses ennemis
y avaient mis le feu, comme on brûle une effigie, en
l'occurrence celle du dénuement et du dévouement. Car il
pratiquait le sport dangereux qui consiste à aimer les
hommes sans le leur dire.
Bien plus : il n'était membre d'aucun
club. Ce routier du bout de la nuit pratiquait en
cavalier seul, drapé dans sa houppelande, appuyé sur son
bâton, berger généreux et farouche, provocateur et
humilié. Il est très honorable, pour tous les gens qui
prennent une plume, de penser que l'un des deux ou trois
plus grands écrivains du siècle vivait sans ressources
et sans avidité, loin des récompenses, sinon livré aux
outrages.
Nous avons appris sa mort dans les faubourgs de Turin,
chantiers rocailleux qui eussent arrêté son regard bien
qu'un peu trop lumineux. Une clôture plus fragile que
les parois d'un cœur — on en percevait le moindre
battement — nous séparait d'un hospice semblable à celui
où il exerçait autrefois à Courbevoie. Un vol de
cornettes d'une blancheur très douce passait et
repassait dans la poussière du matin : les petites sœurs
invisibles conduisaient au grillage leurs pensionnaires
claudiquants, hommes et femmes aux yeux pailletés de
naïveté que notre manège comblait de joie gloutonne et
qui s’abandonnaient, loin des nuages, à la faveur
tranquille de vieillir sans génie.
Nous attendions de la course qu'elle
dissipât notre malaise. Les premières heures furent d'un
défilé, scandé par l'apparition régulière des charmantes
pagodes de cantonniers aux murs couleurs de Cassate. À
l'image de ces monuments, qui prolifèrent dans le
Piémont, où l'on voit des bersaglieri moustachus figés
dans la position : " Arrêtez-moi ou je fais un malheur !
", les coureurs semblaient coulés dans le bronze d'une
agressivité paisible ; les inscriptions, tracées sur
l'asphalte, demeuraient lettre morte ; les " Forza ! "
de la route ne rencontraient aucun écho et le peloton
aucun clin d'œil. L'ennuyeux, disait déjà Céline, à
propos de la guerre, c'est que ça se passe le plus
souvent à la campagne. Il en va parfois de même du Tour
de France.
Mais, tout à l'heure, nous nous endormirons face à la
mer.
(Antoine BLONDIN, L'Équipe, 6 juillet 1961).
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